Une journée à florence: récit d’un itinéraire de 24h

Nuit ratée à traverser les Alpes. Environ 17 heures se sont écoulé depuis le départ de Lyon. Quand la lumière commence à envahir le monde, on distingue des bâtiments arborant des formes nouvelles. La campagne vient de prendre un accent particulier. Difficile de s’y tromper, l’Italie a étreint le décor de tous côtés. Filant sur l’autoroute, nous arrivons en Toscane.

Nous atteignons la gare des bus à 8h du matin. Au-delà du parking, le paysage offre une vision étrange et presque stéréotypée, celle d’une campagne italienne qu’on croirait peinte sur tableau. Des collines douces recouvertes d’oliviers et de vignes se déclinent en des teintes de vert et de beige. Tous les éléments sont là : les chemins de terre flanqués de cyprès, les villas aux façades de calcaire, aux toits de tuile et aux terrasses en travertin, et les rondins de paille, disséminés dans les champs comme un troupeau éparpillé. Devant cette toile aux airs du Vieux monde, se trouve le terminus de la ligne 2 du tramway florentin. Nous le prenons pour rejoindre le centre-ville.

Quand le passé ressurgit

Au sortir de la gare, la ville se présente sans perdre de temps. Florence fait partie des métropoles qu’on aime appeler « cités », et qui semblent ne jamais vouloir épouser la modernité. Elle nous envoie son imaginaire fort comme une déferlante en pleine figure. Cet imaginaire fantasmé est puisé dans son histoire, qui est celle d’une mue spectaculaire la faisant passer de cité libre à capitale d’Etat. Une transformation qui se déroula principalement au 14ème siècle, lorsque sa politique belliqueuse provoqua l’aspiration des cités voisines. Son territoire une fois consolidé, il advint la période faste, sans doute la plus célèbre, qui fut celle de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Machiavel, de Dante et des Médicis. Ce qu’on appela l’ « expérience florentine », soit un foisonnement rarement vu dans l’histoire, où recherches et expérimentations amenèrent des innovations aussi éclectiques que l’invention de la perspective, l’humanisme civique et la pensée réaliste.

Pourtant bien plus ancienne – la ville Etrusque de Fraesulae en constitue les fondations – c’est à cette époque, le quattrocento, que Florence est la plus marquante. Son effervescence culturelle et artistique, avant-gardiste en Europe, posa les ferments de la période qu’on appellera, à juste titre ou non, la Renaissance. En réalité, toute la ville transpire de cette ère où, avec Venise, elle était la seule république d’Italie. On en mesure encore tout l’impact dans l’histoire politique du monde occidental. Elle fut une première version « populaire » de la république, qui vit son popolo s’affirmer et exercer une participation active aux affaires de la cité. On y vit l’apparition des consulte e pratiche, des élections et des modes de scrutin, des techniques délibératives et d’une réelle rupture avec le régime princier : en somme, d’une proto-version de nos républiques modernes.

De l’or et du sang

Par ailleurs, la cité fut marquée par l’arrivée de riches marchands et le développement d’une bourgeoisie mercantile, dont l’apogée s’exprima sous les Médicis. Initiée par la prise de pouvoir de Cosme l’Ancien, plus que jamais puissante sous Laurent le Magnifique, les Médicis sont en réalité une dynastie d’oligarques. Régnant pendant plus de quatre siècles, ils s’inscrivirent dans ce curieux phénomène historique d’émergence d’une classe politique dominée par des grandes familles de marchands. Lieu commun s’il en est, la conservation de ces élites reposait sur l’exploitation de classes inférieures, composant une société profondément injuste et violente.

Une violence qui par ailleurs se gardait d’être cantonnée aux rues sombres, puisqu’elle atteignait fréquemment les plus hautes couches du pouvoir. En effet, complots et intrigues de couloir étaient monnaie courante. La plus célèbre fut probablement la conjuration des Pazzi, visant les Médicis, qui si elle ne parvint pas à éliminer Laurent, n’eut guère de peine à liquider son frère Julien par l’assénement de 19 coups de couteaux…

Mais stoppons ici la digression historique, ne me servant qu’à exposer tous les éléments participant de mon expérience de la ville. Devenue un vaste musée, peuplée comme Bologne et étendue comme Gênes, elle contiendrait 25% du patrimoine artistique italien. Une richesse phénoménale, apportant un tel prestige à la ville que sa langue vernaculaire, le toscan, est aujourd’hui l’italien. Une profusion qui s’accompagne nécessairement d’un afflux important de visiteurs étrangers. Cependant, il est 8 heures, et les rues sont calmes autour de la piazza della stazione.

Les gorges urbaines

Voilà une promenade peu commune que celle traversant le centre historique de Florence. En sortant de la gare, la basilica Di Santa Maria Novella est la première que l’on croise. Elle fait face à la place du même nom et arbore une façade en marbre vert et blanc. S’y dessinent des motifs géométriques légers. En son sein, se trouvent des fresques de Masaccio, di Tito ou Botticelli. Un peu plus à l’est, la basilica di San lorenzo, est accolée à la chapelle renfermant les tombeaux des Médicis. Sa façade est une fresque inachevée de Michel-Ange.

Le chemin le plus marquant reste cependant celui par la via de Cerretani, qui laisse entrevoir l’immense cathédrale dans l’étroitesse de la ruelle. Arrivée à son bout, nous émergeons sur une place, ostensiblement dominée par la façade sculptée du Duomo. La Cathédrale Santa Maria del Fiore a inscrit dans son marbre des reliefs liturgiques, présentés symétriquement, et dont la conception est le fruit d’un cortège d’architectes s’y étant attelés au fil des époques. Des statues finement ciselées de protagonistes bibliques s’entremêlent avec des motifs armoriaux. Les portes en bronze massives barrent une entrée gardée par des petites sentinelles incrustées dans des alcôves. Passé les corniches, le blanc du marbre laisse la place à l’ocre de la tuile. Les toits, disposés sur plusieurs niveaux, gagnent subitement en altitude lorsque se dresse le dôme, en plein centre de l’édifice cruciforme. Sa parfaite courbure est rompue au sommet par une lanterne, permettant à la cathédrale d’atteindre les 114 mètres.

Concurrençant en vain cette hauteur, la Campanile di Giotto est une tour rectangulaire. En bonne compagne fine et élancée, elle s’érige telle une apostrophe de son voisin obèse. Elle se compose peu ou prou des mêmes matériaux, à l’instar d’un troisième bâtiment, le frère cadet du trio, qui semble être le point suscrit du duomo. Le Battistero di San Giovanni est au centre de la place, mais on pourrait presque le manquer tant il est dominé par les édifices en arrière-plan.

L’agencement de la tour et de la cathédrale donne des perspectives saisissantes si on trouve l’angle de vue idoine. Les rues sont largement ombragées, mais certaines heures offrent l’inclinaison permettant au soleil d’immiscer ses rayons entre les bordures des toits. Des tuyaux lumineux de particules deviennent ainsi visibles, presque palpables, avant de s’écraser en tâches dorées sur les façades. Il y a quelque chose d’organique dans cette vision, comme si l’urbanité se révélait tout à coup être un biôme, avec comme faune les touristes et les pigeons. Les rues deviennent ainsi des gorges, dont les parois de la Santa Maria del Fiore sont les falaises.

Syndrome de Stendhal

Poursuivant la promenade par la via dei Calzaiuoli nous parvenons à la plazza della Signioria. La ville commence à faire dans la surenchère. Le palazzio vechio, sorte d’hôtel de ville de Bruxelles traduit en florentin, est constituée d’un grand cube de pierre couronné de merlons. Disymétriquement percé d’une longue tour horloge, il domine une vaste place occupée par une population de colosses en marbre. Leurs allures terribles renvoient une virilité brutale et exacerbée. Un alignement de trois statues montre d’abord Neptune, posé sur sa fontaine comme sur une soucoupe. À côté de lui, se trouve une réplique du David de Michel-Ange, le sex symbol modèle masculin de l’époque. Dans un registre moins bon enfant, Hercule, à sa gauche, est en pleine séance de rossade d’un autre homme (Cacus) et Persée, dans la galerie adjacente, tient par les chevaux une tête sanguinolente, celle de Medusa.

Neptune
David
Hercule et Cacus
Persée

Une histoire de propagande

Difficile de ne pas penser à la volonté politique sous-jacente de ces statues. Produite par d’illustres artistes, il demeure toutefois qu’elles servirent le pouvoir en place. Hercule et Cacus fut offert au Médicis après leur retour d’exil en 1512. Elle symbolise leur retour en force, la réaffirmation de leur toute puissance. Il y a un curieux mélange de violence et de sophistication dans ces statues. Un message agressif et implacable présenté dans un haut niveau de raffinement. De cette manière, les Médicis arrivèrent à être admirés en même temps qu’à être craints. La pilule de la tyrannie passe mieux dès lors qu’elle est colorée de majesté…

À l’intérieur du palais, des fresques de Vasari reposent à l’ombre de galeries.  Délimitées par des colonnes incurvées, elles encadrent une petite placette qui, lorsqu’elle est inondée par le soleil au zénith, fait chatoyer une statue de petit ange en bronze. Le chérubin est perché sur une fontaine, dont le murmure des maigres jets achève d’installer la volupté au sein du lieu.

La ville ne s’arrête pas de regorger de lieux qui en imposent. Perpendiculaire à la place, la piazzale degli ufizi, la grande galerie des offices, est flanquée par un florilège de statues des grands noms de la République. On croise ainsi les corps pétrifiés de Michel-Ange, Leonard de Vinci et Dante.

Dante Alighieri

Florence est une ville qui foisonne. On la dirait presque pompeuse, tant les œuvres abondent avec ostentation. En sortant de la Santa Croce, une église située à quelques rues à peine, Stendhal fut pris de vertiges après, selon ses dires, avoir été submergé par la beauté et atteint la proximité avec le paradis. Cette histoire qu’il raconte dans son récit de voyage donna son nom au curieux syndrome qu’un individu peut ressentir face à une œuvre d’art.

En réalité, Florence n’est pas pompeuse. Parce qu’à côté des lieux grandioses, il y a les rues calmes. Car non loin des galeries grandiloquentes, il y a des halles ou des marchés entourés de quartiers populeux (par des habitants plus que par des touristes). Il y a une cohérence dans ce tout, faisant qu’une ville puisse se targuer d’être parmi les plus belles du monde. Et par-delà ses édifices monumentaux, elle s’épice du charme discret de certains lieux dissimulés.

Le spectre de Michel-Ange

Au-delà du David sur la piazza – celui-là même qui a provoqué une syncope à Stendhal – il y a des traces moins visibles de l’empreinte qu’a laissé Michel-Ange. Sur le grand palazzo vecchio, parmi les briques en pierres brunes, se trouve un énigmatique dessin. Il est en fait une simple griffure prenant la forme d’un visage. À une époque où le street-art n’était pas vraiment autorisé, on peut se questionner sur les raisons de cet acte de désobéissance. Plusieurs théories cohabitent : simple défi de l’autorité, moquerie à l’égard d’un personnage ennuyeux avec qui il conversait à cette endroit, représentation d’un condamné à mort avant sa disparition, … Son emplacement, littéralement au dos du Hercule et Cacus, en dit beaucoup sur la complexité du personnage. Le sculpteur, après avoir célébré le retour en force des Médicis, aurait-il été pris d’une pulsion rebelle et presque infantile en décidant de souiller d’une griffure une brique du Palais Seigneurial ?

En réalité, Michel-Ange s’est bien opposé au Médicis, mais sa carrière était dépendante de la dynastie. Ainsi, lorsqu’il soutint les républicains face à la riche famille en 1530, il le fit dans l’ombre. C’est pourquoi on peut retrouver dans une crypte dérobée de la Basilique San Lorenzo nombre de dessins qu’il fit en cachette. Il se servit d’un morceau de charbon de bois pour recouvrir les murs, alors que des combats grondaient à la surface. Certains prétendent que ces dessins étaient une esquisse ce qui allait plus tard recouvrir le plafond de la chapelle Sixtine
Griffure sur le Palazzio Vecchio
Dessins cachés de Michel-Ange – Photo by Claudio Giovanni, trouvée sur Atlas Obscura

Les murs ont des yeux

Un étrange visage de pierre, incrusté dans une façade de la via dei Cerretani, toise les flâneurs en contrebas. On l’appelle la Berta, et beaucoup de légendes entourent sa présence insolite. Certains évoquent une sombre histoire de malédiction par un alchimiste satanique – un certain d’Ascoli – provoquant la pétrification du visage trop curieux de la Berta. D’autres avancent qu’il s’agirait d’un hommage fait à un marchand qui aurait offert à l’église les cloches qui lui manquaient, alors que d’aucuns disent qu’il n’est qu’un simple élément décoratif, les statues romaines étant en vogue à l’époque.

Sur la Santa Maria del Fiore, se fondant parmi l’abondance des éléments, une gargouille à tête de taureau apporte elle aussi son lot de théories. La première affirme que c’est un subtil hommage aux bêtes de traits sollicitées dans l’édification de la cathédrale. La seconde est plus romanesque, puisqu’elle découle d’une histoire de cœur, où un mari cocu (le tailleur de pierre) a cru bon de rajouter ce taureau à la façade. Le mufle de l’animal est orienté vers la boutique du tailleur, et aurait selon lui le don de rappeler à sa femme qui elle aimait vraiment. Pour la Berta comme pour le taureau, la seule certitude qui existe est que les détails dissimulés sont de formidables raconteurs d’histoires.
La Berta
gargouille de taureau – Bull of Santamaria del Fiore de Rugerro, trouvé sur Atlas Obscura

Le fleuve, la colline et la plaine

Un vent de fraicheur nous étreint lorsque nous parvenons à l’Arno. Le fleuve est bordé par des berges de verdure sur lesquelles sont disposés des chaises et des tables. Les flâneurs peuvent s’y reposer, et les aquarellistes y peindre le Ponte Vecchio jusqu’à l’ivresse. Ce dernier vole la vedette à tous les ponts enjambant le fleuve. Des bâtisses bigarrées s’agrippent à ses bordures et prolonge l’urbanité en suspension au-dessus des eaux. Autrefois consacré à la boucherie et aux tripes, il s’y perpétue depuis plusieurs siècles une activité de joaillerie et d’orfèvrerie.

Passé l’Arno, plusieurs collines s’accolent les unes aux autres. Sillonnant en travers comme une onde, les vieux murs de la ville rappellent le pan militaire de l’histoire de la cité, qui fut assiégée plus d’une fois. En gravissant les marches du Giradino delle rose, on atteint la piazzale Michelangelo (encore lui) qui offre la vue la plus emblématique sur la ville.

On y retrouve les points de repères principaux : le fleuve, les clochers, et le Duomo flottant comme un vaisseau sur cette mer de tuile. On réalise mieux l’organisation géographique du lieu. La plaine de Florence-Pistoia-Prato est encerclée par les Apennins. La cité florentine est placée à son extrémité Est, adossée aux contreforts des montagnes. Traversée par le fleuve, l’emplacement stratégique est parfait. Nous observons la rumeur de la ville, qui continue de s’animer pendant que le soleil décline.

L’imaginaire d’une époque

Florence est aujourd’hui bien plus qu’un haut lieu touristique. C’est en premier lieu une métropole italienne, la 8ème du pays.  Et comme chaque ville de son époque, elle a ses grands parkings, ses centres commerciaux, ses zonings industriels, et tous ces non-lieux qu’on retrouve aux quatre coins du village-monde. Sa réalité est aussi celle de tout l’attirail que le touriste souhaite souvent ignorer, préférant se vautrer confortablement dans l’imaginaire d’une époque lointaine. Il est peu probable de trouver un livre de voyage qui introduise Florence en parlant des entrepôts Beta Motors, ou qui prodigue des conseils de visite des usines de Gucci en périphérie.

C’est pourquoi la ville contemporaine n’a probablement plus grand-chose à voir avec celle découverte par Stendhal. Ce dernier, arrivant par les Apennins, eut pour première vision la coupole de la Cathédrale. C’est ensuite avec le cœur palpitant qu’il franchit les murs de la ville. L’expérience est bien différente aujourd’hui, lorsqu’on est amené à traverser un tissu urbain concentrique pour y parvenir.

Il est aussi difficile de nier complètement l’effet « parc d’attraction » de Florence.  Le centre-ville est largement marchandisé pour servir l’économie italienne (le tourisme est la première industrie de la ville), et tend ainsi à devenir un produit que l’on consomme. Fort heureusement, tant et plus de choses échappent encore à ce maillage, si bien que l’imaginaire persiste, et il est le principal déterminant de l’expérience du voyage. Dire que le monde évolue est un truisme, et si l’on peut déplorer à quel point certains lieux peuvent perdre de leur authenticité et de leur poésie, cela ne doit pas rendre aveugle aux innombrables nouveaux terrains d’explorations qui peuvent émerger…

Le soir pointe sur la ville, bien que le soleil en ait encore pour quelques heures. Les briques et les pavés sont encore chauds de la journée d’été. Nous partons reprendre le tramway pris le matin même. Pas le temps de s’immerger dans la cité, Florence n’était qu’une étape.

Nous repénétrons dans un bus climatisé qui démarre aux alentours de 19h. Le ronronnement du véhicule filant sur la E35 est un puissant soporifique. Après un bon quart d’heure à piquer du nez, les paysages toscans à la lumière du soir finissent de me convaincre de garder l’œil ouvert. 

Les collines semblent reprendre leur souffle d’une journée de suffocation sous un soleil accablant. De petits villages couvrent le territoire. Nous passons à côté d’Orvieto, qu’on dirait sculpté dans la falaise. L’Italie ne cesse de se prolonger au Sud, biaisant toujours un peu vers l’Est. Nous nous laissons couler ainsi, apaisés et groggys de la marche, dans notre vaisseau fuyant vers la nuit.

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