Les Souterrains de Bruxelles: exploration des tréfonds de la ville

Lorsque je me promène dans une ville, je ne peux m’empêcher d’imaginer le nombre de secrets qu’elle recèle. C’est pourquoi j’ai toujours à cœur de me renseigner sur ce qu’il y a de méconnu, de dissimulé, d’ignoré. Dans la plupart des métropoles contemporaines, un monde souterrain existe. Il se manifeste en de rare occasion par un faible grondement que l’agitation de la surface empêche souvent de percevoir. Aller à la rencontre de cet univers constitue toujours une expérience insolite et excitante. J’ai décidé de le vérifier dans la ville où je vis : Bruxelles.

Pourquoi s’intéresser aux souterrains d’une ville ?

La question est légitime. Le souterrain est plus fréquemment associé à l’obscurité, à l’angoisse, à l’inexplicable, à la saleté,… Il constitue un imaginaire largement défavorable. Il est la marque d’une séparation entre un dessus et un dessous, auquel serait relégué ce qu’on souhaite cacher ou ignorer. Dans l’imagerie grecque et chrétienne, il est lié à l’enfer. Y réside pourtant une certaine ambivalence. Le souterrain n’évoque-t-il pas aussi l’espace de refuge, de protection ?

En cela, il procure une certaine fascination. Dans la ville contemporaine, la verticalité occupe une place de plus en plus importante, tant dans les hauteurs que les sous-sols. Ces derniers, pourtant, tendent à perdre de leur substance symbolique. En effet, le souterrain gagne en accessibilité. Affranchi des dangers, le visiteur peut s’y confronter. C’est ce que j’ai fait, et en ressort une déambulation qu’on résumerait en trois mots : égouts, ruines et métro.

Labyrinthe souterrain (Musée des égouts)

En se rendant à Porte d’Anderlecht, en plein centre de Bruxelles, on peut trouver un musée au caractère insolite. Celui-ci nous invite à découvrir un pan méconnu de Bruxelles : ses égouts. Si cela sonne comme une évidence, c’est pourtant vite oublié : sans son système d’assainissement, Bruxelles s’apparenterait davantage au cloaque qu’à la ville… Si vous souhaitez découvrir cet univers particulier, le Musée des Égouts vous propose une descente dans les profondeurs de la capitale.

La visite commence par plusieurs salles racontant l’histoire et le fonctionnement des égouts. À l’origine, une rivière, la Senne, traversait Bruxelles. Plus précisément, il s’agissait de trois ruisseaux. Ceux-ci servaient notamment à l’évacuation des déchets. Vers la moitié du 19ème siècle, les eaux étaient devenues tant polluées qu’il fallut mettre en place des politiques pour lutter contre l’insalubrité et les épidémies. En 1867, sous l’impulsion du bourgmestre Jules Anspach, fut ainsi lancé le chantier de voûtement de la Senne. La rivière est aujourd’hui entièrement recouverte. Le dernier écoulement d’eau toujours visible en ville réside dans le canal de Willebroeck, déjà construit au 16ème siècle.

La descente dans les égouts est une expérience impressionnante, et je ne sais dire si c’est l’odeur ou le bruit qui m’impressionnent le plus. Ça sent un mélange d’humidité, de moisi, de froid, avec en fond un grondement constant, ponctué des coups de tonnerre que provoquent le passage de véhicules dans le monde d’au-dessus.

On descend un escalier pour arriver au bord de ce qui reste de la Senne. Il n’y a plus ici de belle rivière. Rien qu’un lent et triste écoulement d’eau qu’on peut aisément confondre avec le réseau d’égouts à proprement parler. Pourtant, celui-ci se découvre en passant une nouvelle porte. Il est de forme ovoïdale (voir photo ci-dessus), trop étroit pour qu’on puisse s’y déplacer sans se baisser. Il se présente telle une porte d’entrée vers un gigantesque labyrinthe sombre et humide. Son apparence de couloir vers le vide est trompeuse, puisque la vie y est bien présente. Les rats pullulent dans cet immense réseau. Si l’on en croit les informations fournies au musée, il y en a 3 par bruxellois.

C’est par ce tunnel sombre que passe aujourd’hui la Senne
Chemin menant au wagon-vanne

Poursuivant le parcours prévu pour les visiteurs, nous arrivons face à un wagon-vanne, autrefois utilisé pour le curage des égouts. Il se trouve au-devant d’un nouveau tunnel sans fin, cette fois-ci en forme de demi-cercle. Il s’agit d’un collecteur, où sont acheminées les eaux usées. En prenant un étroit couloir sur la gauche, on découvre une intrigante inscription, gravée dans la paroi : « Quand je serai mort, j’irai au paradis, car j’aurai vécu en enfer ».

Cette phrase est probablement issue de l’expérience d’un égoutier. En remontant à la surface, nous arrivons d’ailleurs dans une seconde partie du musée. On y découvre documentations et témoignages permettant de se plonger dans ce métier aussi particulier que crucial au bien commun.

La gestion d’évacuation des eaux est garantie par une équipe d’une centaine de personnes. La visite est aussi une occasion de rendre hommage à ces travailleurs de l’ombre. Et il est vrai qu’on peut les admirer les trimards, qui quotidiennement mettent les mains dans les immondices que crache la ville.

Palais enfoui (Palais du Coudenberg)

Dans le quartier royal, entre la place royale et le parc de Bruxelles, on trouve le musée du Coudenberg. Il se situe dans une aile du palais royal et nous invite à descendre dans les tréfonds du centre-ville. On y découvre alors ce qui pourrait ressembler à des catacombes. Il s’agit pourtant des vestiges d’un palais. Construit initialement sur une colline, il n’en reste désormais que les souterrains, enfouis sous terre. C’est le palais du Coudenberg, résidence pendant plus de 700 ans de la noblesse à la tête du duché de Brabant, puis des Pays-Bas bourguignons, qui furent également espagnols et autrichiens entre le 12ème et le 18ème siècle.

L’histoire du palais est directement liée à la grande Histoire européenne. Il a d’abord accueilli les ducs de Brabant, jusqu’à ce qu’un complexe jeu de succession le mette sous le giron des puissants ducs de Bourgogne. Nous sommes alors au 15ème siècle. Les différents propriétaires qui se succédèrent s’emploieront à rendre l’édifice plus grand et plus beau.

Ce fut notamment le cas de Charles Quint. Alors qu’au milieu du 16ème il était probablement l’homme le plus puissant d’Occident, il fit construire une imposante chapelle. La magnificence des lieux et la diversité des influences firent probablement du palais l’une des plus somptueuses résidences d’Europe.

Par malheur, l’édifice fut entièrement détruit en 1731. La cause est un incendie accidentel qui transforma la construction de style gothique en un triste tas de ruines. Les souterrains ont cependant survécu. On y accède en empruntant plusieurs escaliers.

Charles Quint

La visite commence par les caves du corps de logis qui servaient de zone de stockage et d’évacuation des appartements situés au-dessus. On passe ensuite dans les soubassements de ce qui était la chapelle autrefois. Puis dans ceux de l’aula magna, la grande salle d’apparat du palais. Tout est pierre en ces lieux. On y croise piliers octogonaux, voûtes, basse-fosses, anciennes portes et anciennes baies. Tous ces lieux autrefois animés se retrouvent aujourd’hui figés, pétrifiés par le temps long de l’Histoire. On traverse ce qui était autrefois une rue en plein air : la rue Isabelle. Elle est le témoignage du chantier de nivellement qui donna naissance à la place royale, se substituant aux ruines de l’ancien palais.

Adjacent à ce dernier, l’hôtel d’Hoogstraten est aujourd’hui restauré et accueille une collection d’objets retrouvés lors des fouilles archéologiques. C’est par ce musée que la visite s’achève. Chaque lieu évoqué ci-dessus fait l’objet de descriptions bien plus détaillées grâce à la mise à disposition d’un audio-guide à l’entrée.

Palais du Coudenberg avant incendie (peinture du 17ème siècle)

Art Invisible (le métro bruxellois)

Le métro de Bruxelles se constitue en un réseau complexe de 40km de voies, dans lesquels 37,5 km se trouvent sous terre. Quelques cinquante-neuf stations réparties sur l’ensemble de la ville permettent d’embarquer dans ces transports. Cela se traduit par une activité souterraine importante. Elle est principalement de passage, bien que des traces de relative permanence peuvent être observées (les échoppes ne sont pas rares).

La station de métro se présente comme le non-lieu par excellence, un endroit de transit, dans lequel les individus s’y rendent avec l’objectif de ne pas s’y attarder. Mais contrairement à la station essence ou au supermarché, le métro bruxellois peut révéler un charme discret et authentique si on prend le temps de s’y arrêter. Encore que celui-ci ne puisse se targuer d’être à ciel ouvert, il s’agit d’un véritable musée d’art contemporain accessible à toute heure de la journée et d’une grande partie de la nuit.

Après avoir parcouru de long en large les 5 lignes du métro bruxellois, je me propose de vous compiler les œuvres qui m’ont le plus marqué au premier regard. Pour consulter une liste plus exhaustive, c’est ici !

Instruments de mesure de la Banque Nationale
Station Hôtel des monnaies

Il est si fréquent de croiser fresques, mosaïques et sculptures que la rareté réside davantage dans les stations vierges de toute expression artistique. Pourtant, la situation particulière de ces œuvres leur confère un statut de simple élément décoratif, invitant rarement à être contemplé ou pris en photo. C’est un art réel. Et pourtant invisible.

Intégration Roodebeek, Luc Peire (1982)

C’est en partant de Delta et passant devant le « Delta Mouvement » de Jan van den Abbel (1988) que je commence mon court voyage souterrain. Je me rends jusqu’à Roodebeek où se trouve la curieuse « Intégration Roodebeek » de Luc Peire (1982). Cela semble être une bizarrerie dans la conception des lieux, mais l’œuvre est en réalité le fruit d’une collaboration entre un artiste et un architecte. Elle se compose d’une alternance de panneaux en acier inoxydable et en verre. Le résultat donne lieu à un genre de mur, dans lequel il est à moitié possible de distinguer l’autre côté et rendant un jeu de lumière bleutée particulier. L’intégration dans l’architecture des lieux est parfaite.

“Tramification fluide/ Tramification Syncopée” d’Emile Souply (1978)
“l’Odyssée” de Martin Guyaux (2004)

Reprenant la route, je m’arrête ensuite à la station Botanique. Elle constitue à ma connaissance la station avec la plus grande concentration de créations de Bruxelles. Parmi les six présentes, l’œuvre « Tramification fluide/ Tramification Syncopée » d’Emile Souply (1978) s’adonne à évoquer le réseau de métros grâce à un ensemble de tuyaux de couleurs et de compositions différentes. À l’étage du dessus, se trouvent trois impressionnants monolithes en bronze composant « l’Odyssée » de Martin Guyaux (2004). Il est difficile de qualifier cette œuvre « d’invisible » tant elle en impose dès le passage des portillons d’accès. Il faut cependant s’en rapprocher si l’on souhaite observer les détails dont ils sont couverts.

Œuvre sans titre de Jean Glibert (1987)

Plus éloignées sur la ligne 2 direction Roi Baudouin, les stations Bockstael et Stuyvenbergh sont intéressantes. La première donne à voir un panorama impressionnant si l’on fait le choix de descendre par les escaliers. L’œuvre sans titre de Jean Glibert (1987) s’inscrit à part entière dans la conception du bâtiment. Elle offre une symétrie de formes et de couleurs, et a pour but de mettre en avant la nature des lieux.

“Stuyvenbergh”, Yves Bosquet (1985)
“Mode in de métro”, Stéphane Vanfleteren (2009)

À Stuyvenbergh, on trouve une curieuse collection de figurines en terre cuite que l’on doit à Yves Bosquet (1985). L’ensemble de la création a pour but de représenter le dernier lieu de séjour de la reine Elisabeth : le palais de Stuyvenbergh. On la voit ainsi entourée de sa famille ainsi que d’individus lui étant proche comme Albert Einstein.

Finissant à Gare de l’Ouest, je peux y admirer, sous des néons bleutés perceptibles dès l’arrivée, « Mode in de métro » de Stéphane Vanfleteren (2009). Cette série de photos a pour but de représenter des individus de moyens et d’origines divers afin de mettre en avant le caractère cosmopolite de Bruxelles. Chacun d’eux s’illustre par un charisme, un charme particulier. Une sorte de « beauté cachée » qui n’est pas sans rappeler la motivation de ce tour du réseau de métros.

“Magic City”, Jean-Michel Folon (1976) – Station Montgomery

Une question de regard

Il est intéressant de s’interroger sur l’importance du contexte dans lequel une œuvre est exposée. Cela renvoie directement au regard du spectateur. Si elle avait été exposée dans une galerie d’art, mis dans un cadre, au centre d’un espace épuré de tout autre détail, « Magic City » de Jean-Michel Folon (1976) aurait-il joui d’une aura différente ? Probablement. Car la galerie d’art s’applique à ce que le spectateur s’attarde sur le détail. Parce que le visiteur se rend au musée dans l’objectif de s’y intéresser. Le temps consacré au musée est choisi et a une fonction sociale. Celui consacré à la station de métro est contraint, et a une fonction de simple déplacement dans l’espace.

On peut s’interroger ensuite sur la quantité d’éléments visuels auxquels le cerveau humain est tous les jours confronté. Sommes-nous devenus blasés par les choses qui se donnent à voir ? Comment expliquer que des fresques, fruits d’une intention, d’un travail, du paysage de l’esprit d’un artiste, rendent indifférents la plupart des voyageurs, comme s’il s’agissait là d’une pancarte publicitaire ? Les lieux sont pour ainsi dire désenchantés, fonctionnels. Pour tenter de retrouver l’enchantement, il faut s’attarder sur le détail. Prendre le temps d’observer. Tenter d’aller plus loin dans la contemplation d’une œuvre et du lieu dans laquelle elle se situe. Il se trouve que c’est une expérience intéressante. C’est le regard du spectateur qui constitue une grande partie de l’œuvre.

Œuvre de Roger Somville au nom évocateur de “Notre Temps” (1976) – Station Hankar

Ainsi, pour ceux qui souhaitent découvrir ce grand musée souterrain, la stib propose des parcours autour de certains axes.

Ces visites m’ont convaincu d’une chose : notre imaginaire occupe une place primordiale dans notre manière d’aborder un lieu. Ce fut d’autant plus vrai lorsque je marchais dans les rues de Florence. L’imaginaire réside dans notre relation émotionnelle avec l’espace. Il constitue la façon dont on expérimente le monde. Si on y accorde de l’importance, il arrive qu’on trouve du plaisir à admirer un tunnel d’égout se perdant dans l’obscurité, simplement car il génère une émotion chez nous. La curiosité est la meilleure amie de la découverte. Je vous invite donc à tenter votre chance !

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