Découvrir Doel, le village fantôme

C’est l’histoire d’un village au destin tumultueux, pris en tenaille entre le vacarme du port d’Anvers et le bruit sourd d’une centrale nucléaire. Connu pour être un village fantôme, la vie persiste à Doel, en dépit des soubresauts historiques et des turpitudes politiques. C’est un lieu où les contrastes sont puissants. Un village exsangue, quitté par la vie, mais dans lequel s’exprime une volonté de persévérance, un élan vital au milieu d’un système orchestrant sa disparition.

Nous sommes au Nord de la Belgique, au bord de l’estuaire de l’Escaut. À une poignée de kilomètres de là, se dessine la frontière néerlandaise. Le relief est plat et ponctué de dunes. Il est annonciateur de l’arrivée prochaine de la mer. Son parfum iodé peut se humer dans la brise.

En prenant de la hauteur, on comprend que nous ne sommes pas ici dans un univers de nature, mais d’industries, de routes et d’entrepôts. Un monde de voitures, ou s’y enchaînent ronds-points, jonctions et bifurcations, sillonnant au travers d’imposantes grues et de collines cubiques et bigarrées formées par des conteneurs. Un lieu où se ressent l’écrasant poids de la machine mondiale. Pourtant, au sortir de la clameur du port, quelques prairies se font une place. Arrivé à un carrefour, on aperçoit les cheminées de refroidissement de la centrale plus au loin. Il faut prendre la route de droite et parcourir une centaine de mètres pour croiser une première maison abandonnée. Elle sert d’introduction à ce qui se trouve plus avant : Doel, un village quasiment vidé de tous ses habitants et recouvert de tags.

Doel est le lieu urbex par excellence. Abandonné et envahi par la nature, tous les éléments qui nourrissent l’imaginaire du post-apo sont ici réunis. La centrale visible en arrière-plan parachève cette atmosphère particulière. Il ne serait pas étonnant qu’un individu débarquant sur les lieux soupçonne qu’une catastrophe ait empli la zone de radioactivité, contraignant ainsi les habitants à fuir leur village. Pourtant, cette absence de vie doit être imputée au port d’Anvers. En effet, à partir de 1960, la région flamande envisage l’expansion des infrastructures portuaires. Cela se traduisit par de nombreux projets induisant une expropriation de la population du hameau qui se vida petit à petit au fil des années. Malgré les résistances, il ne resterait aujourd’hui qu’une trentaine d’habitants.

Histoire mouvementée

Doel a une histoire dépendante de sa géographie. Niché au cœur de landes marécageuses, il vivait grandement de l’exploitation de la tourbe, particulièrement entre le 12ème et le 14ème siècle. Le territoire s’étendant de la Zélande à la Flandre orientale était caractérisé par un relief bas subissant les crues régulières de l’estuaire (au Nord, se trouve le pays inondé de Saefthinge, autrefois prospère). Ainsi, les inondations à Doel n’étaient pas rares, si bien que le village se mis à aménager des polders.

Cela n’empêcha cependant pas le bourg de continuer à subir des catastrophes. Outre les inondations, les pillages ont été fréquents. Au sortir du Moyen-âge, il eut à subir les affres des conflits européens. Lorsque les provinces unies se rebellèrent contre la toute-puissance de la monarchie espagnole, déclenchant la guerre de Quatre-Vingts Ans, Philippe II entrepris le siège d’Anvers. Il envoya Alexandre Farnèse, Duc de Parme, pour réaliser cette tâche. Nous sommes alors en 1584. Pour mettre à mal les envahisseurs, Doel provoqua sa propre submersion, évitant par-là de servir de garde-manger ou de camp de base à l’ennemi. Cela n’empêcha pas la ville de chuter, mais voilà déjà un symbole fort de ténacité de la part de ses habitants.

Philippe II, fils ainé de Charles Quint
Alexandre Farnèse, Duc de Parme

Lorsqu’advint la trêve puis la progressive fin de la guerre, le paysage autour de Doel était un marais désolé, entièrement envahi par les eaux – un verdronken land. Fut alors entamé en 1614 par les Etats généraux des Provinces-Unies l’assèchement du territoire. La structure du village qu’on connaît aujourd’hui en émergea.

Malgré ce renouveau, l’Histoire n’avait pas fini d’apporter son lot de bouleversements. Il fut tiraillé entre hollandais et révolutionnaires belges lors des conflits suivant la révolution de 1830. Au sud de Doel, les forts de Liefkenshoek et Lillo constituaient des places-fortes et une position stratégique d’importance. D’abord occupée par la couronne des Pays-Bas, il fallut un traité en 1839 pour donner à la commune un statut autonome. Le village dut encore subir le cataclysme de la guerre 40-45 et ses missiles V1 avant de retrouver une certaine tranquillité. Celle-ci fut de courte durée…

Village atypique

l’ancienne pompe à essence

Doel est ce qui se rapproche le plus d’un musée d’art urbain à ciel ouvert. Depuis Bruxelles, la route y menant nous fait passer par le port d’Anvers. Nous nous arrêtons sur un terrain vague, à côté de ce qui semble être un hangar. Ce dernier borde la Engelsesteenweg, au bout de laquelle se trouve le centre du bourg. La plupart des maisons alentours sont à l’abandon sauf une qui semble être encore habitée. Ainsi débute l’exposition. Chaque bâtiment se présente sous ses atours particuliers. Certains recouverts de tags sauvages, d’autres de lierres et de ronces. D’autres encore peuvent s’enorgueillir d’être parées de réelles œuvres de street-art.

Nous ne sommes pas les seuls à avoir voulu visiter les lieux. Nombreux sont ceux qui s’y promènent. Par ailleurs, la plupart des maisons ont vu leur accès condamné. Des plaques d’acier recouvrent portes et fenêtres, alors que des barrières acérées de piques obstruent l’accès à des périmètres entiers. Le charme que pouvait avoir un site d’urbex au style post-apo est ici confronté à la réalité touristique d’un lieu devenu trop populaire.

Cependant, plusieurs maisons çà et là sont toujours accessibles. On peut ainsi céder à la curiosité de découvrir leurs intérieurs. Elles abritent des salons encombrés de débris, des escaliers grinçants, des lits poussiéreux et des chambres aux senteurs de moisi. Ces lieux ont une puissance évocatrice sans commune mesure. Un calme tantôt apaisant, tantôt oppressant, y règne. Chaque objet laisse imaginer la vie qui y régnait autrefois, aujourd’hui balayée par le temps et la poussière. Une décision politique aura eu raison de la chaleur de ces foyers, laissant derrière elle le froid et les souvenirs d’instants évaporés. Une profonde nostalgie ressort de ces endroits.

Il est intéressant de sillonner au travers des maisons et des jardins. Des fresques y sont dissimulées, de même que divers objets, laissés là par leur propriétaire. En projetant son regard plus au loin, on peut apercevoir les grues du port d’Anvers, se dressant comme des monstres menaçants. Au nord du village, si l’on parvient à accéder au silence, le bruit sourd de la centrale nucléaire donne du relief à l’atmosphère.

C’est en arrivant dans le centre du village que le musée à ciel ouvert prend toute son expression. Certaines fresques recouvrent l’intégralité de la façade des maisons. Cela donne presque au village une touche de ce charme qu’ont ces villes colorées, de Lisbonne à Valparaíso.

On y croise différents sites remarquables. Il y a l’Église, toujours en activité, de style néoclassique. La Hooghuis (la maison communale) et son portique se trouve à côté. Une digue bordant le patelin permet une vision périphérique sur l’estuaire, la centrale nucléaire, le village et le port. Un magnifique moulin à vent s’y dresse. Il y a là un mélange particulier d’éléments visuels. L’ancien cohabite avec le nouveau, l’étrange avec le banal, le traditionnel avec l’industriel, le tout recouvert de graphes, allant du tag sauvage à message politique à la fresque sophistiquée à vocation artistique (ou l’inverse). Ce décor hors du commun est bordé par l’écoulement tranquille des eaux sur lesquelles prolifèrent des cargos gigantesques. Lieu de contraste marqué dans sa chair par le flot des événements, Doel est comme un sismographe enregistrant les oscillations de l’Histoire. Un livre racontant le cheminement de la marche du Monde. Il a ce pouvoir extraordinaire de convier de manière presque brutale à méditer sur le monde contemporain.

Vue sur l’estuaire et sa rive droite

Village fantôme ou lieu de résistance ?

Le village n’avait pas fini d’être balayé par les bouleversements. Dans une époque où la nécessité de croissance économique dirige le politique, il fallut bientôt envisager d’agrandir le déversoir du marché mondial. Cela se traduisit par le projet d’extension du port du pays de Waes (embranchement du port d’Anvers) au centre duquel se situe Doel. C’est ainsi que commence le récit d’une lutte d’un petit contre un géant.

La saga débute en 1966 lorsque le projet fut lancé. Nous sommes alors aux prémices du premier séisme, qui se déclencha plus concrètement lorsque la volonté de vider le territoire de ses habitants fut rendue publique. À partir de ce moment, une résistance s’organisa à Doel. En 1997 fut créé le comité d’action Doel 2020. Face à eux, le gouvernement flamand, les autorités portuaires et la Maatschappij Linkeroever (MLSO), société chargée de la gestion de la rive gauche.

Les grues du port d’Anvers constitue le paysage quotidien des habitants de Doel

La rive droite de l’estuaire avait déjà été vidée de tous ses habitants. La rive gauche était ainsi depuis longtemps amenée à vivre le même sort. La première étape fut la construction du bassin de Deurganckdok, qui permit une arrivée plus rapide à quai, mais eut pour conséquence une perturbation des marées. Doel se voyait donc dans une situation délicate. Le second projet, Saeftinghedok, induisait la mort pure et simple du village. En effet, celui-ci escomptait transformer en zone portuaire l’intégralité du territoire jusqu’à la frontière néerlandaise. Le terrain fut d’ailleurs requalifié de zone industrielle par le gouvernement flamand. Grâce à l’action du comité Doel 2020, le Conseil d’Etat finit par garantir le statut de zone résidentielle au village. Une bataille était gagnée, mais le destin de Doel demeurait incertain.

Un plan d’accompagnement social avait été lancé en vue d’aider et d’encourager les résidents à partir. Il prévoyait une assistance pour les individus quittant le village, si bien qu’il se vida à grande vitesse. Il ne resta bientôt qu’une centaine d’habitants agglutinés autour du centre-ville. De nombreux squatteurs commencèrent à peupler les maisons vacantes, ce qui entraîna des heurts avec la population restante.

« rassemblement interdit »

Mais des irréductibles s’obstinèrent à rester alors que, parallèlement, s’opéra une longue liste de batailles juridiques. Tous les projets de destruction du hameau se soldèrent par un échec. Par ailleurs, Doel gagna en exposition médiatique et attira de plus en plus de visiteurs. Nombre d’artistes commencèrent à s’y rendre pour y exprimer leur art et le village devint par la force des choses le musée à ciel ouvert que l’on connaît aujourd’hui. S’il ne reste actuellement qu’une trentaine d’habitants, c’est déjà plus qu’il y a 5 ans.

Quel futur pour Doel ?

Cette modeste victoire est le fruit d’une lutte qui dure depuis 25 ans. À la limite du trépas, Doel n’a pas fléchi face à la gloutonnerie du port d’Anvers. Le village a acquis une notoriété qui dépasse désormais les frontières de la Belgique. Cela entraîne un afflux touristique important, atteignant parfois la saturation. Pourtant, Doel est peut-être actuellement à un tournant de son histoire. Début 2021, le gouvernement flamand a annoncé la publication courant de l’été d’un plan pour un éventuel repeuplement du hameau. Si cela était avéré, il y aurait là tout un symbole du pouvoir de la mobilisation et de la ténacité face à des forces économiques et politiques qui semblent pourtant bien supérieures.

Lorsque je me suis rendu à Doel, je pensais trouver là les éléments qui font qu’on aime l’exploration urbaine, avide de nourrir notre imaginaire. Si l’on fait abstraction des visiteurs, le lieu nous en comble largement. Pourtant, la réalité sous-jacente est celle d’habitants ayant eu la vie dure depuis plusieurs décennies et aujourd’hui dérangés par ce flux de visiteurs. Respecter le lieu consiste à le prendre pour ce qu’il est réellement, dans sa substance. Derrière les façades délabrées, les vitres cassées et les silences assourdissants se trouve l’expression d’une vitalité, une volonté de persistance, et un exemple de résistance.

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