Voyager autrement : Retrouver le sens profond de l’aventure et de la découverte
De quoi le voyage est-il le nom ?
Derrière le mot voyage, il y a tant et plus de significations. Chacun y porte le sens qu’il souhaite. Si on le réduit à sa pure définition, il s’agit « du déplacement d’une personne qui se rend dans un lieu assez éloigné » (Le Robert). Une caractérisation aussi large que restrictive, car on peut se demander ce qu’est la distance dans un monde où une journée pourrait suffire à en faire le tour.
Ainsi, « voyage » peut autant s’utiliser pour parler d’une traversée de l’Antarctique que de deux semaines all inclusive à Koh Phi Phi. Voilà pourtant deux expériences radicalement opposées. Certains décréteront que partir pour découvrir un lieu, une culture, une population, est ce qui fait le voyage – et non de simples vacances – mais même ici, la frontière est ténue, car le voyage est majoritairement devenu un loisir – ou plutôt un super-loisir – et ce, y compris dans ses modalités les plus aventureuses et éprouvantes. Derrière le mot voyage se cache ainsi un spectre plutôt large.
Bonne et mauvaise façon de voyager ?
Il n’y a à mon sens pas de « bonne façon » de voyager. Chacun voyage (ou ne voyage pas) selon ses moyens, son temps, ses conditions de vie. Avant d’être bon ou mauvais, le voyage est un privilège dont seule une tranche très réduite de la population peut jouir. Même les plus intrépides et aguerris des voyageurs ont, avant toute chose, les conditions et le temps nécessaires à leurs activités.
La distinction entre le « bon voyageur », qui serait celui s’intéressant vraiment aux cultures et à l’altérité, et le « mauvais touriste », simple consommateur irréfléchi, est à mon sens un peu facile en plus d’être parfois discriminante. Souvent, l’idée du « bon voyage » est utilisée comme faire-valoir pour les personnes qui le pratiquent, poussant parfois jusqu’à prétendre que partir à l’aventure ne serait qu’une affaire de choix, de capacité à sortir de sa zone de confort. Ceux ou celles qui craindraient de quitter leurs habitudes passeraient dès lors à côté de leur vie, simplement du fait de leur incapacité à se jeter dans l’inconnu. Une rhétorique tout à fait contestable et plus d’être très culpabilisante. Et surtout fausse, car, revenons à l’essentiel : le voyage, s’il n’est pas conditionné à un impératif, demeure un luxe.
Le tourisme de masse détruit
Dire cela ne revient pas à considérer que l’industrie du tourisme n’est pas problématique. Bien au contraire. Rappelons donc dès à présent qu’elle est, dans sa version massive du moins, un destructeur en chef de l’environnement, de la diversité, des cultures, des populations et du patrimoine. La logique capitaliste qui est à l’œuvre en son sein induit une marchandisation constante de tous les territoires qu’elle couvre, finissant par les dénaturer, les standardiser, les aseptiser. Plus qu’une affaire de touristes, le problème vient des structures qui rendent ce phénomène possible, et du marketing qui y est adossé, rendant désirable des voyages objectivement nocifs.
Pour ma part, cette dénaturation du monde a mis à mal l’imaginaire que je m’étais constitué autour du voyage. Alimentée par les émissions et les récits des grands reporters, photographes, aventuriers, j’ai intimement constitué le voyage comme une expérience à part. Une expérience du monde qui a peu d’équivalents, qui est « porteuse de la symbolique de l’initiation, du parcours, et qui transforme celui qui le pratique ».*
Faut-il atteindre les confins de la Terre pour une telle expérience ? Nicolas Bouvier, grand aventurier qui dans l’Usage du monde traversait la Yougoslavie, l’Asie mineure, la passe du Khiber, pour arriver à Kaboul, déclarait lui-même que « le voyage commence sur le pas de la porte ». Espérons, par cette définition, étendre sa sphère à un spectre plus large.
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Deux expériences personnelles : en Malaisie
En 2016, j’ai la chance de partir un mois en Malaisie. Destination du bout du monde, exotique, j’en rêve des mois avant mon départ. Je pars avec deux amis, et on y passe de superbes vacances. On rit beaucoup, on mange bien, on voit des choses magnifiques.
Néanmoins, il y a quelque chose qui clochait, qui décevait mes attentes. À aucun moment je n’ai eu le sentiment de vivre une expérience nouvelle. Tout était trop simple, attendu. Tout ressemblait trop à un programme dont on cochait les cases.
Nous avions décidé de faire le tour de la péninsule, et on transitait de spot en spot. Je suivais mon guide de poche presqu’à la lettre : compagnies de bus pour les déplacements, hôtels où loger, incontournables à ne pas manquer, etc. Au final, nous restions dans un circuit. Suivions un flux. Nous réalisions le même programme que d’autres, originaires de pays aux niveaux de vie similaires. Ainsi, comme ces autres, nous commencions par Kuala Lumpur, dérivions vers les collines de thé du Cameron Highlands, prenions un ferry vers l’île de Penang qui entendions-nous, était réputée pour sa nourriture, puis un second vers l’île de Langkawi, avant celle de Perhentian et de Kapas, puis de continuer vers la forêt vierge du Teman Negara, envisageant par là un détour par Singapour, et puis, bouclant la boucle, faisant escale à Mallaca. La Malaisie était le parc, les jungles et les coraux ses attractions.
Alors que ces lieux étaient magiques, quelque chose s’était perdu, une étrangeté s’y était insérée. Comme un cheveu sur la soupe, perturbant mon imaginaire naïf. Alors que je cherchais la diversité, l’exotisme, le dépaysement, l’altérité humaine, je retrouvais des situations familières. Des hôtels comme chez nous, des restaurants servant pizza-burgers, des Occidentaux sur les plages, des Starbucks et des Mcdo. Bien sûr, tout le reste du pays demeurait différent, étrange, nouveau, mais les contraintes du voyage exigeaient une organisation qui souvent, se concluait par le choix de la facilité. Par cette décision, nous restions dans les flux du marché, nous laissant peu d’espace pour sortir des mailles du filet. Au bout du compte, j’avais rencontré moins de Malaisiens que de touristes européens, australiens, néo-zélandais.
Nous restions prisonniers des circuits touristiques, et c’est une chose qui, une fois comprise, changea mon approche par la suite. À y regarder de plus près, j’ai eu des vacances comme j’aurais pu en avoir en Europe. Même genre d’activités, même genre de programme, sauf qu’en lieu et place de « Espagne », « Italie », « France », j’avais « Malaisie ». Comme un décor thématique interchangeable. Je vivais une expérience qui me déconnectait de la réalité locale.
Dans le Jura
En janvier 2022, je réalise un court voyage dans le Jura avec, encore une fois, deux amis. Nous sommes au cœur de l’hiver. Pendant une semaine, nous réalisons une traversée du massif à l’aide de cartes IGN, tout en laissant notre inspiration fabriquer les itinéraires. Nous dormions dans des refuges non-gardés, où il convenait de faire du feu pour tenir le froid. Chaque journée était une micro-aventure, où rien ne se passait comme nous aurions pu le prévoir (bien que peu de choses eussent été prévues). Les distances que nous espérions parcourir en une journée étaient largement sous-estimées, si bien qu’un soir, on se retrouva en pleine nuit à marcher péniblement vers notre refuge, sous un déluge de neige qui venait de recouvrir le monde. Après dur labeur nous y arrivions aux petites heures du matin. La pénibilité du moment fut largement récompensé par la blancheur immaculée inondée de soleil le matin suivant. Cette nuit avait cassé le rythme de notre rando, et avait donné vie à de nouveaux objectifs. Nous avions ainsi abandonné la marche pour faire du stop, découvert Genève, logé chez de la famille pas vue depuis longtemps, étions reparti vers Lyon où nous avions passé la soirée. La randonnée et ses imprévus, qui d’abord nous avaient fait ressentir la matière organique des bois et la réalité concrète des éléments, finissaient par donner au voyage une forme différente.
Une semaine dans le Jura, pour un budget de moins de 200 €, avait offert une intensité comparable à un mois en Malaisie pour un budget de plus ou moins 1200 €, alors que sur papier, tout portait à croire le contraire.
Avant la destination, c’est la façon dont on a d’appréhender le territoire dans lequel on évolue qui importe.
Moins de dépenses, plus de vie
Partir en dépensant le moins possible, quel intérêt ? C’est une modalité du voyage qui je l’admets, n’est pas pour tout le monde ou du moins pas pour tout le temps. Il n’empêche que c’est la promesse d’instants de vie mémorables. Il n’empêche que c’est la promesse d’instants de vie mémorables. L’argent, le monde est ainsi fait, est l’intermédiaire obligé de la reproduction matérielle. Plus nous en avons, plus nous sommes susceptibles de réaliser des expériences d’envergure. L’argent donne du pouvoir, dans le sens de la potentialité. Il est ainsi tout à fait possible, avec un bon pécule, de partir en croisière jusqu’en Egypte, de réaliser un saut en parachute au-dessus du delta du Nil, de manger des spécialités locales dans un restaurant gastronomique, puis de s’endormir dans une chambre d’hôtel avec vue sur les pyramides.
Une expérience inoubliable, sans doute, mais qui n’a consisté, à tout prendre, qu’en un seul investissement : financier. Une transaction marchande. L’industrie du tourisme, dont l’impératif de rentabilité tend à faire du monde un parc d’attraction, offre les infrastructures s’occupant du reste. Mais alors, que reste-t-il de nous ? Que reste-t-il de nos puissances, de nos potentialités humaines ? de nos capacités de compréhension, d’analyse du monde, d’interaction avec lui ?
La débrouillardise qu’implique un voyage sous la contrainte de l’épargne apporte des expériences, certes moins spectaculaires, mais plus impliquantes, dont les accomplissements et les réalisations offrent un goût décuplé de victoire.
Retrouver une forme de gratuité, c’est retrouver l’authenticité. Accepter l’imprévisible, c’est faire accueil amical à ce qui vient. C’est laisser à l’inspiration le soin de choisir l’orientation, et au hasard de la vie d’en décider les contours.
Il ne s’agit pas ici de chercher à faire de ce principe un zèle, ni de démontrer que payer peu induit forcément de l’inconfort. Tout dépend en réalité d’une multitude de facteurs, de modalités de voyages, du rapport subjectif qu’on entretient avec celui-ci. Cependant, cela me sert à illustrer cette idée : l’ambition du voyage se mesure moins à l’importance des distances ou au prestige des destinations qu’à l’investissement du corps qu’il demande. Un investissement pas seulement physique, un investissement de soi, recouvrant l’ensemble des capacités humaines. Naturellement, en découle de l’intensité, qui ne consiste pas en une surcharge de planning, mais en un investissement de soi plus profond. Cela implique que tout ne soit pas prévisible, ni facile d’accès.
Par ce constat, sortir de l’industrie du tourisme devient peut-être davantage envisageable, facile d’accès, voire même plus profitable.
*« Voyager : stop ou encore ? », L’Économie politique, 2021/3 (N° 91), p. 50-59. URL : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2021-3-page-50.htm
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